Coupe du monde 2022 : deux autres mises en examen liées au « Qatargate » prononcées par la justice française
Dans le volet polynésien de l’enquête sur l’attribution du mondial de football à l’émirat, le consultant Jean-Charles Brisard et l’avocate Géraldine Lesieur ont été mis en examen pour « recel de corruption » et « escroquerie » sur l’ex-vice-président de la FIFA Reynald Temarii, lui-même mis en examen.
Par Rémi Dupré
Reynald Temarii, à Zurich (Suisse), le 18 novembre 2010. FABRICE COFFRINI / AFP
La justice française est en passe d’assembler les pièces de l’imposant puzzle du « Qatargate ». Deux mises en examen ont été prononcées,les 12 et 13 septembre, par les juges d’instruction Serge Tournaire et Virginie Tilmont, dans le cadre de l’information judiciaire ouverte en 2019 pour« corruption, blanchiment, recel et escroquerie » par le Parquet national financier (PNF) sur l’attribution controversée, en 2010, de la Coupe du monde 2022 de football au Qatar, a appris Le Monde, confirmant une information de l’Obs.
Au terme de leur comparution, Jean-Charles Brisard dit « JCB », 55 ans, consultant basé en Suisse et spécialisé dans l’intelligence économique et les filières terroristes, et son ex-épouse, l’avocate parisienne Géraldine Lesieur, 53 ans, ont été mis en examen pour « recel de corruption » et « escroquerie ».
C’est dans le cadre du volet polynésien du « Qatargate » que le tandem est mis en cause, quelques semaines après la mise en examen, en mai, pour « corruption privée passive », de l’ancien vice-président tahitien de la Fédération internationale de football association (FIFA) et ancien patron de la Confédération océanienne de football (OFC), Reynald Temarii.
Initialement placé en 2021 sous le statut de témoin assisté, à l’instar de M. Brisard et Me Lesieur, M. Temarii, 55 ans, est soupçonné par les magistrats d’avoir passé, fin 2010, un pacte avec le milliardaire qatari Mohamed Ben Hammam, dit « MBH », alors vice-président de la FIFA et patron de la Confédération asiatique de football, « en contrepartie d’un soutien à la candidature du Qatar à l’organisation de la Coupe du monde 2022 ».
Au terme de l’enquête préliminaire menée entre 2016 et 2019, le PNF soupçonnait MBH, 74 ans, d’avoir tenté de « neutraliser un vote favorable aux concurrents du Qatar », le 2 décembre 2010, en payant les frais de défense de M. Temarii, suspendu pour « déloyauté » par le comité d’éthique de la FIFA quelques semaines avant le vote.
Le PNFestimait queMBH avait encouragé M. Temarii, qui n’avait plus le droit de vote, à faire appel de sa sanction, afin de « bloquer la nomination d’un nouveau représentant » de l’OFC, hostile au Qatar lors du scrutin d’attribution.
Au total, 305 440 euros ont été versés « de manière occulte » par Mohamed Ben Hammam pour les frais d’avocat de M. Temarii, par le biais de deux compagnies qatarie et libanaise, en deux versements, en février et avril 2011, sur le compte suisse de JCB Consulting International, société de l’enquêteur privé Jean-Charles Brisard.
Ancien mari de l’avocate de M. Temarii, Géraldine Lesieur, M. Brisard a joué l’intermédiaire auprès de M. Ben Hammam, en janvier 2011, tablant sur un budget prévisionnel de 365 000 euros pour les coûts de défense de Reynald Temarii, « ramené à 305 000 euros », selon le consultant.
Le PNF considère que les pourparlers entre le Tahitien et MBH ont commencé le 25 novembre 2010, à Kuala Lumpur, en Malaisie, lors d’un voyage financé par le Qatari à hauteur de 20 000 dollars (18 640 euros).
Mais M. Temarii, qui avait initialement renoncé à faire appel avant de changer d’avis, estime avoir été victime d’une « escroquerie » de la part de ses conseils. Il affirme à la justice que « la seule raison pour laquelle [il a] fait appel, c’est l’impact qu’a eu sur [lui] » une note confidentielle que lui a envoyée, le 30 novembre 2010, M. Brisard.
Dans ladite note, et alors que Reynald Temarii dit n’avoir pas souhaité initialement déposer un recours, M. Brisard a alerté son client sur l’ouverture d’une enquête préliminaire par le ministère public de la Confédération suisse, susceptible d’inquiéter le Tahitien.
« S’il devait être poursuivi pénalement en Suisse à l’issue de cette enquête, une renonciation préalable à l’appel de sa part équivalent à une reconnaissance de culpabilité compromettrait sa défense dans le cadre d’une procédure judiciaire visant l’ensemble des faits qui lui étaient initialement reprochés », a écrit Jean-Charles Brisard.
A la justice française, le consultant a assuré que la « source » de ses informations de l’époque est la magistrate suisse Juliette Noto-Lherminé, « procureure générale adjointe chargée des délits financiers ». Or, Mme Noto-Lherminé a été entendue en Suisse, en mars 2023, par les juges d’instruction français, et a démenti les « allégations » de M. Brisard. Ce qui a poussé les magistrats à mettre en examen ce dernier.
« Cette note était de nature à informer [M. Temarii] sur le risque pénal qu’il encourait (…). C’est vrai qu’elle n’était pas de nature à le rassurer, a déclaré M. Brisard, en juillet 2022, devant les magistrats instructeurs. Elle a pu le faire changer d’avis, mais l’objectif de cette note n’était pas de le faire changer d’avis. Cette note est parfaitement documentée, sourcée, elle reflète précisément mes connaissances au moment de sa rédaction. »
« J’ai été choqué d’être soupçonné d’escroquerie, ce qui pour moi est évidemment un acte qui pourrait me faire perdre toute ma clientèle », a soupiré, en juillet 2022, Jean-Charles Brisard devant les magistrats instructeurs.
« Je n’ai jamais usé de tromperie, de concert avec M. Brisard (…), a pour sa part assuré Me Lesieur devant les enquêteurs, en juin 2022. Je ne pense pas l’avoir mandaté pour rechercher ces informations. » « J’ai été étonnée que M. Brisard transmette [cette note] directement à mon client sans me demander ma validation, même si les éléments de cette note, que je ne pouvais que supposer véritables, devaient être mis à la disposition de mon client », a-t-elle déclaré à la justice.
Pour son rôle d’intermédiaire et d’enquêteur privé auprès de M. Temarii dans le cadre d’une « convention », M. Brisard a affirmé à la justice avoir été rémunéré 50 000 euros, en deux versements en novembre 2010 et mars 2011. De son côté, Me Lesieur a assuré avoir touché 135 000 euros d’honoraires dans ce dossier.
M. Brisard a par ailleurs reconnu avoir vainement « fait une offre de service » à M. Ben Hammam, en juillet 2011, pour « des prestations de recherches, d’intelligence économique ». MBH était alors suspendu par la commission d’éthique de la FIFA pour des soupçons de corruption dans le cadre de l’élection à la présidence de la fédération internationale. « [M. Brisard] escomptait peut-être travailler avec M. Ben Hammam », a suggéré devant les enquêteurs Géraldine Lesieur.
« Les magistrats instructeurs agencent artificiellement des événements disparates pour écrire un scénario digne d’un excellent film mais sans aucun élément probant, estiment les avocates de M. Brisard, Julia Minkowski et Jeanne Audéon. M. Temarii serait d’abord victime d’une escroquerie, puis coupable d’une corruption, le tout en refusant de renoncer à son droit d’appel sans connaître la motivation de la décision qui l’avait condamné ? Cette construction intellectuelle ne résiste ni aux faits, ni à l’analyse juridique. C’est pourquoi nous allons contester cette mise en examen devant la chambre de l’instruction. »
« La note de Brisard ne concerne pas ma cliente, déclare Pascal Garbarini, l’avocat de Me Lesieur. Ma cliente a fait son métier d’avocate et sa stratégie consistait à faire appel pour aller jusqu’au tribunal arbitral du sport. MBH n’a eu aucune influence sur la stratégie de ma cliente pour qui il est difficile d’être mise en examen en 2023 après avoir eu le statut de témoin assisté en 2022 pour les mêmes faits. »
Régulièrement invité sur les plateaux de télévision après les attentats à Paris du 13 novembre 2015 en tant que cofondateur et président du Centre d’analyse du terrorisme, M. Brisard est bien connu de la justice française pour nager régulièrement en eaux troubles et ses versions à géométrie variable.
En 2002, il avait ainsi assuré publiquement qu’un rapport sur le financement du terrorisme lui avait été commandé par le président du Conseil de sécurité des Nations unies. Avant un démenti cinglant de ce dernier au sujet de ce prétendu mandat…
Ancien militant balladurien et ex-collaborateur de l’ancien député (RPR) Alain Marsaud, Jean-Charles Brisard, qui officie comme conseiller spécial à la Ville de Nice sur les questions de terrorisme et de radicalisation, a été mis en cause comme prestataire notamment dans le cadre de l’affaire d’espionnage du député (La France insoumise) François Ruffin et du journal Fakir pour le compte du groupe LVMH.
Rejetant « toute action illégale », il a été mis en examen dans ce dossier, en 2021, puis renvoyé devant le tribunal correctionnel, en septembre 2023 – à l’instar de Bernard Squarcini, ex-directeur central du renseignement intérieur – pour « exercice illégal de professions réglementées relevant des activités de sécurité privées », « exercice illégal d’agent de recherches privées », « collecte de données à caractère personnel par un moyen illicite ».
Le nom de Brisard est apparu dans un autre dossier judiciaire en lien avec la publication par Le Monde, en avril 2007, d’extraits de notes de la Direction générale de la sécurité extérieure couvertes par le secret-défense. Mis en examen à l’instar du journaliste Guillaume Dasquié, Jean-Charles Brisard avait bénéficié, tout comme l’auteur de l’article, d’un non-lieu en 2014.
Sur le volet principal du « Qatargate » en lien avec la vente, en 2011, du Paris Saint-Germain au fonds Qatar Sports Investments et le rôle présumé de l’ancien chef de l’Etat Nicolas Sarkozy et de l’ancien président de l’Union des associations européennes de football Michel Platini, aucune mise en examen n’a été prononcée à ce stade.